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Perpétuel Prototype

La cage sans heures

2025-10-17 · ecriture Science-fiction historique Mine de houille Cévennes

Fiction inspirée de la jeunesse de mon grand-père : à seize ans, galibot au puits Ricard de La Grand-Combe en 1936. Il s’appelait également André.

Dans le Gard en 1936, entre Laval-Pradel (Mas-Dieu) et La Grand-Combe, un galibot de seize ans descend au puits Ricard pour une journée réglée comme une horloge — jusqu’à ce que l’horloge se dérègle.

André partit dans le noir, un sac en toile sur l’épaule. Il suivit le chemin qui longeait le talus maigre, la garrigue tiède d’odeur, puis l’ombre lourde des châtaigneraies. La Grand-Combe dormait, sauf la silhouette du chevalement dressée contre le ciel. Il pensait à la table de la cuisine laissée en désordre, au pain qu’il avait mordu sans faim, à sa mère qui ne dormait jamais vraiment. Il n’était qu’un galibot, seize ans, encore la peau trop fine. L’air piquait. Il pressa le pas : toujours le même rite, la même heure.

Au carreau, l’odeur l’attrapa — graisse, acier, lavabos froids. Il passa la porte de la salle des pendus. Des chemises sales pendues dans l’air humide, retenues par les chaînes et les poulies comme des corps au repos. Les rires rauques s’étranglaient dans la buée. André accrocha ses habits propres à un crochet, tira la chaîne jusqu’au plafond, noua le cadenas. Peau nue, il frissonna, passa un doigt sur la marque de suie qui ne partait plus du poignet. On parlait bas du temps réglementaire, de la semaine à quarante heures, des surveillants qui comptent serré. Un ancien dit : « Les heures, c’est le timbre qui les a, pas nous. »

À la lampisterie, on faisait la queue, les casquettes tirées bas. Le lampiste lui tendit une lampe électrique capuchonnée, contrôla la plaque, posa le regard sur lui — un instant de pesée silencieuse — puis griffa un nom dans le registre. L’odeur d’acétylène flottait encore dans un coin, mêlée à celle du chiffon gras. André vérifia le verre, le bouton, le fil. La lampe était lourde comme une promesse. Il coinça son gobelet en fer au fond de son sac. Le bruit du puits entrait par vagues : sonnerie brève, roulement de berlines, machine qui grogne.

Ils traversèrent la recette, pivotèrent autour du puits. Les encageurs faisaient signe. Le timbre sonna deux coups, puis un. Le vent du puits montait, humide et tiède, chargé d’un goût métallique. On leur fit place dans la cage : quatre par travée, serrés, coudes contre coudes. André entra le dernier, replia son dos, garda les doigts hors du chambranle. La porte claqua, la sonnerie éclata nette. D’un coup, leurs pieds quittèrent les dalles de fonte.

La descente avala les mots. Il n’y eut plus que le souffle, le fer qui chante, un filet d’eau quelque part. Les molettes au sommet ronronnaient loin, comme une horloge géante. André baissa les yeux. Les semelles de l’homme en face de lui portaient une croûte de houille, entaillée. Le garçon compta pour se tenir. Quand la cage se posa, la secousse était courte, professionnelle. Porte, souffle de l’air, courant froid : la recette du fond crachait sa brume.

La galerie prit leur taille de suite. Un air lourd, des poussières de houille, un halo d’éclats. On marcha. Le bois des soutènements ployait un peu, l’acier cliquetait. Des gouttes s’écrasaient sur les casquettes comme des mouches d’étain. Au bout, la taille s’ouvrait — une dent noire en biais. Le chef de taille, Cazot, regard d’acier et moustache réduite, les attendait. Il fit un signe bref à André.

— Tu pousses les berlines, tu prends les vides, tu reviens plein flanc. Pas de jeu. Garde l’oreille au timbre, petit.

Cazot parlait sans hausser la voix. À côté, Roux, le haveur, un homme maigre aux poignets secs, préparait le marteau-piqueur. La machine avait un bourdonnement de frelon. Santos, le boiseur, épaules lourdes, charriait des étais de châtaignier, une sangle bleue striée de charbon sur le front. Trois profils nets. André, lui, restait en lisière et dans le mouvement.

Le bruit les emporta. Le marteau-piqueur planta sa dent dans la veine, tremblement dans les bras de Roux, cadence tenue. Les éclats giclaient, la poussière montait, chaude, amère. André se glissa entre la paroi et les rails, accrocha une berline, la guida vers la taille, la laissa se charger, repartit poussé par son propre poids. Le métal grinçait, toujours ce chant d’horloge autour du puits — signaux, coups brefs, ordre tacite des voix et des gestes. Il apprit, comme chaque jour, à ménager sa respiration, à ne pas ouvrir trop la bouche. Sa salive avait le goût du clou.

On tira au « temps réglementaire ». Cazot leva la main.

— Pause. Deux doigts d’eau et on reprend.

Ils s’assirent sur les caisses, le dos contre un bois neuf qui sentait encore la sève écrasée. Le bruit continuait, mais plus loin. Santos essuya sa nuque d’un revers.

— Quarante heures… Ça tient, non ? demanda-t-il sans attendre de réponse.

— Ça tient sur le papier, dit Cazot. Ici, c’est le timbre qui commande.

Roux sourit sans les dents, posa la machine.

— Le grisou, lui, n’a pas de montre.

André avala une gorgée. Il songea au Mas-Dieu, au chien qui l’attendait chez lui en tournant autour du jambage de la porte. Cazot tapa sur le goulot de sa gourde.

— Reprise.

Ils reprirent. Le marteau-piqueur reprit sa morsure, Santos plaçait les étais, coinçait, calait, jurait doucement lorsque le bois refusait. André poussait, tirait, recasait, guidant la berline avec sa hanche. Le souffle court, la peau serrée. Une heure, deux, la cadence s’installait, les muscles brûlaient et tenaient. La taille semblait stable. Le bois chantait un peu, rien d’alarmant.

Le coup vint sans bruit d’abord. Une variation. Un soupir de la roche, un courant d’air qui change. Cazot releva la tête.

— Arrêt.

Roux coupa net. Le silence pesa, seulement troué par un goutte-à-goutte nerveux. André sentit le dos de sa chemise humide. Santos avança le premier, lampe haute, regardant les lignes du toit comme on lit une main. Puis le monde chavira d’une secousse sourde, un grognement bref, un bruit de vaisselle cassée multiplié par mille. La taille s’affaissa, un pan du toit lâcha, les soutènements vibrèrent, un souffle de poussière chaude envahit tout. André fut poussé contre la paroi, ses genoux cognèrent, sa lampe heurta un bois et s’éteignit. Il cria sans s’entendre.

Quand la poussière retomba, le silence était différent. Un silence plein. André tâta le sol, retrouva la lampe, la ranima d’un geste tremblant. Une lueur sale s’ouvrit. Cazot était debout, visage gris, un trait de sang sur la joue. Roux parlait à voix basse, comme à lui-même. Santos n’était pas là.

— Santos ! appela Cazot.

Ils cherchèrent. Entre deux berlines renversées, un pied. Ils dégagèrent. Santos respirait, la jambe cassée, tordue sous lui. Il grinça : « Ça va… ça va pas. » Cazot posa un bois en attelle, banda avec sa sangle bleue. Autour d’eux, la galerie avait changé. Des épaules du toit s’étaient affaissées, une bowette latérale obstruée par un amas d’argile et de schiste. Plus loin, des casques dans la poussière. André reconnut une main, un tatouage — mais pas le visage. Il s’agenouilla, puis se releva.

— On n’est plus que trois, dit Cazot, comme on fait une liste.

Roux hocha la tête. André regarda le chef.

— Les secours ?

— On va donner. Écoute.

Ils frappèrent. Trois coups lents sur l’acier d’un soutènement, puis un silence, puis trois coups. Le vieux code remonta dans leur corps sans y penser. Ils frappèrent encore, plus loin. Rien. Seule la poussière bougeait, comme de la brume qui hésite.

Le temps glissa. Ils rationnèrent l’air au moins par réflexe : économie des lampes, positions basses, pas de cris inutiles. André mouilla son mouchoir, le posa sur la bouche de Santos, changea la bande. La chaleur augmentait, par bouffées. Le bruit de la machine d’extraction, le timbre du puits… rien ne venait. Cazot écoutait à genoux comme un homme prie. Il n’y avait pas de dieu ici, mais il y avait l’oreille. Parfois, un craquement lointain, un grain de roche.

— On attend deux heures, dit Cazot, puis on tente pour la recette.

Le mot « recette » eut la force d’une corde. André l’accrocha à l’esprit. Ils donnèrent encore des coups. À un moment, ils crurent entendre un retour, mais ce n’était que leur propre sang.

Ils partirent. Santos sur une berline vide, immobilisée avec un coin, tirée par Roux et poussée par André, centimètre par centimètre. Ils s’orientèrent aux marques blanches sur les bois, aux croix à la peinture, au courant d’air qu’on sent sur la peau comme un frisson. Peu à peu, la galerie devint plus nette, moins blessée. La poussière, partout, faisait une farine dans leur bouche. Ils reconnurent un coude, un ancien croisement. À droite, l’envoyage. À gauche, la voie vers la recette. Ils prirent à gauche.

La recette apparaissait comme une promesse de lignes. Nette, ou ce qu’il en restait. André leva sa lampe. Il s’attendait à la grille, à la porte fermée, aux encageurs nerveux, au grand trou noir avec le câble qui vibre. Il n’y eut rien. Pas cette sorte de rien qu’on dit pour dire le vide. Un rien présent, pesant. La cage absente. Le câble… absent. Au-dessus de l’ouverture, rien ne tournait. Aux longrines, la poussière de houille était prise dans des toiles d’araignée épaisses. La ferraille dormait sous une peau couleur d’orange morte. De la rouille, partout, profond, comme mangée depuis des années. La grille avait la même rouille, coagulée. La sonnerie ne se reconnaissait plus : le boîtier éclaté, silence. L’air ne bougeait presque pas.

— C’est pas possible, dit Roux.

La lampe d’André éclaira la tête du puits. Les molettes ne chantaient plus. Au sommet, rien. Il lança son regard au-delà de la cage absente. Le trou, au lieu de respirer, semblait bouché par sa propre graisse. Il eut froid jusqu’à l’intérieur des os.

— On est montés où ? murmura-t-il.

Cazot s’approcha, toucha du doigt une coulée de rouille, en ramena une poudre sèche. Personne ne dit : « On nous a oubliés. » Personne ne dit : « Ils sont morts là-haut. » Ils se turent. L’horloge du puits avait perdu ses aiguilles.

Santos grogna sur la berline, la jambe tendue.

— Frappez, dit-il, comme on ordonne une prière simple.

Ils frappèrent sur un montant d’acier. Le son partit, mat, absorbé. Aucune réponse. André leva la lampe vers les inscriptions à la craie : des chiffres, des noms, des flèches. Certains avaient coulé, comme si l’eau avait passé et séché. Une toile vibra dans un courant d’air minuscule, qui ne venait de rien. Le garçon eut la pensée nette que du temps avait mangé la recette pendant leur marche. Non : pas pendant leur marche. Pendant rien.

— Le puits est scellé, dit Cazot enfin. Sa voix n’avait pas de colère. Elle avait du fer.

— Par qui ? fit Roux, plus par réflexe.

— Par personne ou par tous. Écoutez.

Ils écoutèrent. Rien. Pas un poste en surface. Pas la machine d’extraction. Pas l’aboiement d’un contremaître. Pas le grincement d’une porte. Le silence montait du trou comme une huile. André sentit ses tempes battre. Il pensa au Mas-Dieu. À sa mère qui plie les draps. Aux châtaignes, à l’automne, aux feux. Il pensa au chien.

— Dieu nous a oubliés, dit Roux avec un rire sans dents.

Cazot hocha la tête.

— Le diable aussi.

Ils respirèrent, chacun pour soi, chacun contre soi. Le noir avait une épaisseur calme. André posa la main sur le rebord de la recette. La rouille lui resta dans la paume, fine comme du talc. Il leva la lampe. Les toiles d’araignée brillaient d’un éclat humide qui n’existait pas quand ils étaient descendus. Il songea, court, à la possibilité que la cage soit là, mais de l’autre côté, par glissement, comme une montre dont la vitre aurait pivoté. Il ne le dit pas. Il se contenta de regarder, yeux grands ouverts, les poils de son bras se soulevant.

— On redescend ? demanda-t-il, sans croire aux mots.

— Où ? répondit Cazot.

Santos eut un souffle plus long. Il dit : « On attend. » Ils s’assirent, près du puits qui n’était plus un puits, gardant la lampe au plus bas, comme on veille. André s’adossa à un poteau qui craqua doucement, non comme un bois qui travaille, mais comme un meuble abandonné. Il replia ses doigts pleins de rouille. Le goût du fer était revenu dans sa bouche, plus lourd. Par le trou, rien ne venait. Les minutes n’avançaient plus. Il sut que sa mémoire garderait cette heure pour toujours, une heure sans minute, un cadran sans pointes, figé.

La lumière, fatiguée, baissa d’un cran, amaigrissant leurs faces. On ne voyait plus les fils des toiles, seulement leurs paquets. Une goutte tomba du plafond dans un timbre éteint : un son ridicule, puis le silence. André chercha une pensée droite. Il ne trouva que ceci, qui n’était pas une explication : l’horloge du puits s’était repliée sur elle-même, comme un ressort cassé.

Ils ne bougèrent plus. Le silence leur fit un toit. Au-dessus, si au-dessus existait, la nuit, le jour, le suif des années devaient dormir du même sommeil. André, galibot, se sentit vieux un instant. Il serra la lampe, gardien de rien, et attendit, sans compter.

Fin ?!